dimanche 7 février 2010

Nous autres, modernes d'Alain Finkielkraut

Nous autres, modernes, reprend en quatre leçons les cours de philosophie qu'Alain Finkielkraut donne à l'Ecole Polytechnique. Son axe principal est celui de la déception vis-à-vis de la modernité. Il montre que le projet moderne qui consiste à dominer la nature au moyen de la raison, se révèle être un projet démesuré qui met en danger l'homme lui-même. Après avoir montré la contradiction interne à la modernité, Finkielkraut revient sur les ravages que l'humanisme fait peser sur le savoir en montrant comment la méthode scientifique a renvoyé les Lettres dans le domaine de l'ineptie. Ensuite, il concentre son effort sur le XXe siècle et son articulation entre le XIXe et le XXIe siècle. Enfin, il achève par une invitation à l'autolimitation du principe de raison au moyen d'une heuristique de la peur et d'une pacification des relations de l'homme moderne avec la mort.


I/ Faut-il être moderne ?


La première leçon s'ouvre sur une phrase tirée du journal de Barthes : « tout d'un coup, il m'est devenu indifférent de ne pas être moderne ». Alors que Barthes ne cesse de labéliser le moderne, de distinguer le nouveau de l'ancien, il admet un jour qu'être moderne lui est indifférent. Finkielkraut relie cette prise de conscience à un événement qui touche de près Barthes et qui est la mort de sa mère. Il distingue ainsi le moderne et le survivant. Le moderne est celui sur qui le passé pèse, alors que le survivant est celui à qui le passé manque. Etre moderne, c'est se séparer. Survivre, c'est être quitté. « Le Moderne va de l'avant, le survivant regarde en arrière » (p. 33). Dans l'épreuve de la mort de cet être cher, Barthes prend conscience du tragique de la vie et délaisse sa fascination pour la modernité.

Comme Hegel, les Modernes conçoivent la Raison et l'Histoire comme une seule et même chose. Ils s'interdisent de cette manière de voir le scandale du mal. Le mal n'est pour eux qu'une étape indispensable de la réalisation humaine. La Raison ne s'attarde plus sur les blessures infligées. Elle gagne en compréhension, mais elle perd la conscience de la mort. Les désastres tels que la Terreur devraient pourtant ébranler la foi moderne dans l'accomplissement de l'idéal humaniste qui veut réaliser le Bien sur terre. Mais il manque aux Modernes la sensibilité au tragique de l'existence. Il existe une « heuristique des pleurs » (p. 46), ce qu'au Moyen Age, le christianisme appelle le « don des larmes ». Les pleurs ne signifient pas seulement une tristesse, mais manifestent le signe d'une clairvoyance.

La bataille des grands récits, dont la fin est annoncée par la post modernité, est loin d'être achevée. Certes, chez Barthes, l'injonction d'être moderne cesse avec la répression des intellectuels auteurs de la Charte de 1977, pétition adressée au pouvoir communiste revendiquant l'exercice effectif des libertés et des droits fondamentaux. Le porte-parole de cette Charte, Jan Patocka, est arrêté par la police tchèque et meurt pendant son interrogatoire. Les intellectuels occidentaux comprennent que le marxisme est discrédité et obsolescent. Ce qui est considéré comme moderne tombe alors dans le passé et devient rétrograde. Mais un autre grand récit prend alors sa place : l'égalitarisme. Ce phénomène, saisi déjà par Tocqueville qui montre le développement graduel de l'égalité des conditions dans les démocraties, ne laisse intact aucune institution, aucune hiérarchie, aucun comportement. L'imagination démocratique brise les idoles : elle déconstruit, démonte les anciennes cloisons. S'il y a toujours une fracture économique, il n'y a plus de fracture sociale : « l'indifférenciation règne » (p.56). L'homogénéisation de la société disqualifie la pensée critique qui oppose les droits réels aux droits formels. C'est l'imagination effective qui exerce sa pression sur la réalité effective. Les « enthousiastes du monde comme il va » voient avec jubilation cette dynamique de la démocratie qui nivelle tout. Ainsi conclut Finkielkraut, en 1977, « tout d'un coup, il est devenu moderne d'épouser le mouvement démocratique vers l'équivalence généralisée des pratiques culturelles » (p. 56).

Barthes dénonce les mythologies de la société de consommation, il dénigre la culture de masse, c'est-à-dire la télévision, la radio, le cinéma, tout en reconnaissant les défauts des institutions de la classe bourgeoise, qui agissent selon lui comme une « vaccine », c'est-à-dire comme un moyen de cacher le caractère foncièrement pernicieux de la domination bourgeoise. Mais avec « le tournant de 1977 », lorsque le marxisme ne va plus de soi, la critique de l'aliénation des masses se mue en une critique aristocratique visant à renier l'égalité entre les hommes. C'est notamment le reproche que formule Claude Lefort dans Ecrire à l'épreuve du politique à ceux qui instruisent le procès de la culture de masse. D'autres intellectuels, des sociologues tels qu'Ehrenberg ou Lipovetsky, abondent dans le même sens et légitiment la culture de masse. Dans Le Culte de la performance, le sociologue Alain Ehrenberg montre que le spectacle d'un match de football n'est pas seulement un moyen de « se vider la tête » stupidement, il est aussi la démonstration que dans une société démocratique, le mérite n'est plus lié à la naissance et que n'importe qui peut devenir quelqu'un par ses efforts. Dans L'Empire de l'éphémère, Gilles Lipovetsky reconnaît une certaine agressivité de la publicité, mais ne la condamne pas en soi. Comme elle fonctionne à la séduction, et non à la manipulation, l'individu contemporain peut choisir ce qu'il lui plaît, alors que dans les sociétés antérieures, il était contraint par les normes sociales. Le consommateur n'est pas un homme aliéné, mais un centre décisionnel permanent, libre de choisir en fonction des mouvements de sa raison ou de son cœur. En outre, les techniques promotionnelles comme le marketing permettent de désacraliser l'ancienne hiérarchie aristocratique des œuvres intellectuelles : elles sont donc un bienfait, même si elles condamnent au gaspillage et à l'obsolescence généralisée. Même s'il ouvre un espace d'interrogation plus dense et plus confus, le marketing accomplit un travail démocratique. Finkielkraut conclut que « la critique de la bêtise est ici renversée en bêtise de l'élitisme » (p. 60).

En face de ces penseurs « néo-modernes », on trouve les penseurs modernes et demi, ceux que Finkielkraut appelle les « archéo-Modernes ». Ils critiquent les blocages que suscite la société de consommation : elle interdit à l'individu de s'inventer. Mais tous n'écoutent pas le vocabulaire qu'ils emploient. En revanche, Arendt prend la consommation au mot, et l'analyse comme une ingurgitation. Dans La Condition de l'homme moderne, elle montre que les produits sont avalés pour entrer dans le métabolisme humain et éloigner ainsi l'homme de la vie naturelle. Le plus inquiétant est selon elle, la « croissance non naturelle du naturel ». La culture de masse n'a pas pour but la libération des masses, la diffusion de la culture, l'oubli de leur condition, mais de rendre comestible les productions de l'esprit. Le risque est que les loisirs apportant le bien-être détruisent totalement l'espace nécessaire à la pensée. La vie luxueuse n'est pas pleinement une vie humaine. La vie proprement humaine nécessite une interruption : l'école doit être conservatrice pour permettre le surgissement du nouveau. Si l'égalité devient le nouveau principe d'une société, alors il n'y a plus de différenciation entre ceux qui héritent du monde passé et ceux qui le transmettent.

Le mot de Moderne abrite deux attentes distinctes qui constituent un paradoxe. D'une part, la modernité refuse l'exclusion de certains hommes hors du monde humain (Péguy devient socialiste pour cette raison : il considère la misère comme un scandale car elle exclut une partie de la population de la vie économique). D'autre part, la modernité érige le progrès en programme et exclut ceux qui critiquent ce nouveau dogme moderne (Péguy critique dans la modernité la vanité de l'homme qui prétend remplacer Dieu au moyen du progrès). Finkielkraut voit ici la source du divorce entre la promesse moderne et le progrès. Par conséquent, la question à se poser n'est pas s'il faut être moderne, mais comment lorsque l'on veut n'exclure personne, ne pas être antimoderne ?


II/ Les deux cultures


La pensée occidentale est caractérisée par un schisme au sein de la culture : la culture littéraire d'un côté et la culture scientifique de l'autre. Il s'agit à présent de deux mondes qui s'ignorent et se méprisent. Quand, comment et pourquoi ce schisme est-il apparu ?

La séparation de deux cultures est déjà présente dans l'Antiquité. Mais au lieu de s'opposer, elles se succèdent : le Moyen Age distingue le trivium (composé de matières littéraires telles que la rhétorique) et le quadrivium (composé de matières mathématiques comme la musique ou l'arithmétique). En tout, les sept arts libéraux qui se répartissent entre ces deux catégories, composent l'éducation libérale, c'est-à-dire la culture générale désintéressée. Apprendre permet à l'homme d'être libre, de se déprendre des choses terrestres pour accéder à une réalité immatérielle, de s'élever à la contemplation désintéressée. En ce sens, le libéralisme des Anciens n'est pas le libéralisme tel qu'on l'entend aujourd'hui et qui promeut la liberté de suivre ses intérêts.

La conception de la mort à la Renaissance marque une différence fondamentale avec les Anciens. Mourir pour Socrate, c'est perdre le corps et retrouver la liberté de l'âme. Pour Montaigne, la mort n'est pas le but de la vie philosophique, mais son bout. Il retire ainsi à la mort son aura. La nouveauté métaphysique de la Renaissance est que le philosophe n'apprend plus à mourir, mais à jouir loyalement de son être. L'âme ne s'élève plus au-dessus du corps, elle reste attachée au corps. Par conséquent, les arts libéraux n'ont plus besoin de libérer les hommes du monde humain, ils doivent les former pour ce monde. Les Lettres ne sont plus le bas de l'échelle des arts, mais valent à présent pour elles-mêmes. La culture change : quelqu'un comme Léonard de Vinci capable d'avoir à la fois un regard de naturaliste et un regard de peintre, n'est plus possible. D'une simple contemplation, elle devient une curiosité infinie, nécessitant une spécialisation, d'autant plus nécessaire à l'heure du triomphe de la division du travail. Il s'agit d'une « cassure de l'être non moins cruciale que l'ancienne opposition de l'âme et du corps » (p. 98).

La science moderne naît avec Galilée et voit le triomphe de la méthode et du calculable. Au-delà de l'opposition bien connue de Galilée avec ses détracteurs dogmatiques, la conception nouvelle de la science qu'il introduit rompt avec la pensée des Anciens qui abordent la science dans une visée contemplative. La rupture moderne est la science pensée comme action. La science galiléenne fait l'éloge de l'expérience, de la mathématisation du contingent, alors que Platon voyait dans les mathématiques un accès aux formes éternelles et nécessaires, et la culture qui était une ascèse devient une méthode. Comme le montre Alexandre Koyré, la représentation passe d'un monde clos à un univers infini où disparaissent les hiérarchies naturelles. La nature est désenchantée, ouverte à l'instrumentalisation. Comme la nature parle le langage mathématique, la littérature n'est plus une voie d'accès possible à la réalité des choses, elle est liée à l'imagination, à la fantaisie, voire à l'ineptie.

Avec Descartes, les mathématiques servent de modèle à la philosophie. Descartes cherche à établir une méthode de pensée qui part d'idées absolument claires et distinctes et qui se déroulent suivant un ordre aussi rigoureux que celui des mathématiques. Cette méthode permet d'éviter les erreurs et constitue ce que Finkielkraut appelle "l'humanisme galiléo-cartésien". Mais il existe d'autres formes d'humanisme. L'humanisme classique, incarné par exemple par Swift dans La bataille des livres, oppose à la table rase du cartésianisme, la nécessité d'une formation au contact des livres écrits par les Anciens, seule capable d'apprendre la nuance. Vico également plaide pour qu'on ne fasse pas de la raison cartésienne le tout de la raison. Même Descartes met en garde contre une application radicale du principe de la table rase. Mais ces précautions n'ont pas permis d'endiguer l'idée moderne que la rationalité scientifique incarne la plus parfaite forme de la raison. En outre, l'humanisme romantique au rang duquel figure le contre révolutionnaire Burke, reproche aux Lumières de dénier l'inscription de l'homme dans un monde déjà là à sa naissance. Cet humanisme oppose les contradictions de la présence humaine à la clarté du concept. Il refuse ainsi d'abandonner la réalité à l'impérialisme de la méthode. Au premier humanisme s'opposent les deux suivants qui recouvrent l'opposition entre littéraires et scientifiques.

Cette distinction entre littéraires et scientifiques traverse tous les arts et toutes les disciplines, mais aussi la philosophie elle-même. Elle se trouve ainsi séparée entre d'un côté, les empiristes logiques du Cercle de Vienne emmenés par les logiciens Carnap et Neurath, pour lesquels la seule saisie objective du monde est la conception scientifique, et de l'autre, par les phénoménologues Husserl et Heidegger pour lesquels la suprématie de la conception scientifique du monde entraîne une série de dangers. Pour Husserl, ces dangers sont l'abandon de la figure spirituelle de l'Europe, c'est-à-dire ce qui amène les hommes, à un moment donné, à s'interroger sur la nature des choses. C'est ce qui rend possible l'avènement de la révolution galiléenne dans la pensée occidentale. La crainte de Heidegger, c'est qu'en définissant l'être uniquement par sa réalité objective et scientifique, l'homme en oublie la question de l'être au profit de la seule question du comment. La science elle-même selon cette définition n'entretient plus qu'un rapport technique aux choses. La nature n'encadre plus l'activité humaine, mais l'homme par la raison soumet la nature. Heidegger souligne que les deux cultures sont deux appréhensions du monde différentes. Il valorise en face de la pensée technicienne, la pensée méditante, qui se rapproche de la pensée archaïquement humble du menuisier qui s'efforce de s'accorder avec les spécificités du bois qu'il travaille.

Consubstantiel aux Temps modernes, le manque de rayonnement de la littérature invite plusieurs écrivains à se demander à quoi bon encore des poètes et des romanciers. La crise tient pour les poètes comme Yves Bonnefoy au lien entre la nature et la poésie. Pour Carnap, la poésie ne porte aucune information, mais n'est là que pour exprimer certaines émotions. Des poètes comme Bonnefoy montrent au contraire que le but du poème est justement de ne pas abandonner la vérité au concept. L'homme moderne de notre époque ne prend plus seulement la technique pour le seul être des choses, il habite à présent un monde façonné par la technique et la science. La nature déserte son horizon au profit de la technologie et du commerce. Certains poètes finissent par investir l'unique sphère du langage, tel Mallarmé, qui ne chante plus la merveille du monde, mais la texture des mots seule. Le poète met l'accent sur la fonction émotive du langage, c'est-à-dire sur l'étude du message pour sa propre gloire. Ainsi la poésie se recroqueville sur elle-même et abandonne le monde aux scientifiques. Dans L'Art du roman, Kundera montre qu'il faut voir en Cervantès la réponse littéraire à Descartes : l'esprit de dérision défendu par la littérature s'oppose au principe de raison des mathématiques. L'esprit du roman est complexe et s'oppose à la culture de consommation qui est, comme le souligne Lipovetsky dans L'Empire de l'éphémère, « tout entière fabriquée pour le plaisir immédiat ». Les produits culturels de la société de consommation en valorisant la simplicité, les intrigues efficaces, haletantes, sentimentales, avec peu de personnages, menacent la poésie et le roman de disparition.

Entre les littéraires et les scientifiques, un troisième groupe émerge dans les années d'après guerre : les intellectuels issus des sciences sociales. Avec eux, naît une troisième vision du monde qui donne l'espoir de voir s'achever la querelle entre les lettres et les sciences. La sociologie est en effet à la fois le prolongement de la mathesis universalis des Lumières qui souhaite comprendre rationnellement les phénomènes sociaux, et aussi la compréhension que l'homme s'inscrit dans un monde déjà là, dans une société qui le déborde. Mais pour Finkielkraut, en réalité, l'homme contemporain attend des sciences sociales la connaissance de la diversité des manières d'être, c'est-à-dire des cultures. Or toute culture étant arbitraire, étant une construction sociale, cette troisième voie finit par se rallier la philosophie cartésienne et à renoncer au dévoilement de l'être pour affirmer la plasticité des hommes et des choses. Le triomphe final des sciences est signé par les littéraires eux-mêmes qui ont fini par prendre le « grand tournant culturaliste » (p. 156) en dépoussiérant leur patrimoine, en supprimant le prestige des créations passées, en ironisant sur l'aura des grands chefs-d'œuvre par l'interprétation historique et sociologique. Si tout est construction sociale, il n'y a aucune raison de privilégier tel produit culturel à tel autre. Le culturalisme va de paire avec un relativisme. Il dénigre également ceux qui défendent l'Histoire contre la table rase comme appartenant à un monde en train de disparaître. Finkielkraut se voit comme ces « derniers romantiques » (p. 158) qui interrogent la marche en avant toujours plus compulsive du progrès et de la pensée postmoderne. Cette pensée ne s'inquiète pas de sa destination, « elle veut le changement pour lui-même » (p. 158). A la mort de la culture générale, la pensée démocratique rétorque par un sourire. Pour Finkielkraut, la post-culture remplace la culture générale par les pratiques culturelles, au lieu de la hiérarchie, elle impose une horizontalité des cultures. L'universalité perd sa valeur absolue, elle est rabattue sur le rang des savoir-faire techniques de la raison instrumentale. Le culturel avale tout et plonge dans l'oubli le double travail de façonnement de soi et d'élucidation de l'être.


III/ Penser le XXe siècle


Un siècle est à la fois une unité de calendrier et un instrument de périodisation utilisé en histoire. Cette unité incite à penser le XXe siècle comme un tout, elle catégorise une période historique. Cette notion de siècle a elle-même une histoire. L'histoire est une invention grecque que l'on attribue à Hérodote. Mais les Grecs ne perçoivent pas l'histoire comme une marche en avant, elle est un ensemble de leçons à méditer, d'expériences qui sont amenées à se répéter. C'est une histoire indexée sur l'idée des cycles naturels, elle ne périodise pas la temporalité. Nous devons aux Grecs la pratique de l'histoire comme recension des vérités objectives, mais le sens de l'historicité provient de la Bible, plus précisément de la prophétie de Daniel dans L'Ancien Testament qui amène à considérer l'histoire comme l'accomplissement des desseins du Créateur. La périodisation chrétienne donne un sens au devenir en l'investissant d'un ordre de fins transcendant : les fins de la nature. Mais le vocabulaire religieux dévalorise le siècle comme le lieu de l'histoire profane. Le siècle devient un élément positif lorsque la réalisation de l'histoire cesse d'apparaître comme l'accomplissement des desseins divins et se manifeste comme l'accomplissement de l'homme. Ce changement vient de la science qui place, au XVIIe siècle, l'initiative de la raison du côté de l'homme : c'est lui qui convoque la nature devant le tribunal de la raison. A partir de ce moment là, l'homme part à la conquête de la nature. L'histoire devient une accumulation de savoir et amène l'idée d'un progrès humain. Le siècle comme catégorie de pensée devient opératoire avec la Révolution française. Ce moment coïncide avec la fin du XVIIIe siècle. Et en effet, le XIXe siècle se vit ensuite comme un segment de temps clairement distinct des précédents.

Le XIXe siècle est le siècle de l'histoire : l'homme se conçoit à partir de cette époque comme un être historique de part en part. Finkielkraut dégage quatre versions de l'historicisme propre au XIXe siècle : le scientisme, le libéralisme, le marxisme et le mouvement contre révolutionnaire.

  • Le scientisme affirme que toutes les sciences se meuvent en même temps et vers un même but : la création du bien-être et de la bienveillance.
  • Le libéralisme célèbre quant à lui, les progrès de l'indépendance individuelle, c'est-à-dire le lien entre la liberté des modernes et l'individualisme propre aux sociétés bourgeoises.
  • Le marxisme conçoit l'histoire comme le déroulement d'une lutte des classes entre les bourgeois et les prolétaires, qui doit aboutir à l'avènement d'une société sans classe et à la formation d'une véritable communauté humaine.
  • Enfin le mouvement contre révolutionnaire reproche aux hommes de 1789 d'avoir voulu construire une société nouvelle en détruisant ce qui était constitutif de l'humanité même de l'homme, à savoir les traditions et le monde ancien.

Ces quatre manières de penser l'histoire s'affrontent au XIXe siècle, mais l'optimisme scientiste domine. On croit ainsi comme Victor Hugo que « le XXe siècle sera heureux ».

A propos de la Première guerre mondiale, Virginia Woolf note dans L'Art du roman que « soudain, comme une crevasse dans une route lisse, la guerre survint ». Si le XIXe siècle fut avec son acte fondateur, la Révolution française, porteur d'espoir et d'enthousiasme, le XXe siècle fut un démenti cinglant aux idéaux des Lumières. Le XXe siècle procède d'un événement qui n'a pas d'auteur assignable et qui échappe à ses protagonistes. La Première guerre mondiale découle du jeu des alliances suite à l'assassinat de l'archiduc héritier d'Autriche-Hongrie par Gavrilo Princip. Cet événement réfute l'historicisme du XIXe siècle et invite à reconsidérer l'histoire au sens des Anciens, c'est-à-dire d'une histoire tenant compte des lois de la nature humaine. Comme dans la guerre du Péloponnèse, la guerre avait pour objectif d'éviter le déséquilibre des forces au sein de l'Europe. Pour la Deuxième guerre mondiale, les Français retiennent la leçon, et ne retombent pas dans le jeu des alliances en laissant Hitler annexer les Sudètes. Mais l'histoire n'est pas une science exacte, elle demande une intelligence pratique, une certaine prudence. Là encore, c'est la conception de l'histoire selon les Anciens qui aurait permis d'éviter le pire.

Après 1918, les réparations colossales imposées à l'Allemagne suscitent le ressentiment allemand et plongent à nouveau le XXe siècle dans une guerre sanguinaire. La société moderne entre ainsi dans le « paradigme de la guerre » (p. 205). Une génération endurcie donne naissance à deux nouvelles formes politiques qui sont les fruits de l'âge de la radicalité : le communisme et le nazisme. La généalogie de l'idée communiste peut se faire à partir de la fin de l'acceptation des inégalités sociales liée à l'affaiblissement de la doctrine de la Chute (selon laquelle tous les hommes sont considérés comme pêcheurs). Rousseau considère que la source du mal n'est pas le péché originel, mais se trouve dans la civilisation. Quant à Marx, il observe les inégalités engendrées par la division du travail propre à la société bourgeoise. Avec Lénine, le combat contre les inégalités se radicalise au XXe siècle : la parole est frappée de discrédit et la démocratie mise en cause par l'action violente. La guerre devient le seul moyen de réaliser la paix. Finkielkraut voit là un héritage du XIXe siècle qui transmet au XXe le fantasme d'une politique absolue. La généalogie du nazisme peut partir de la critique contre révolutionnaire de l'abstraction démocratique au nom de l'ancienne société organique. Les contre révolutionnaires analysent l'individualisme et l'égalitarisme comme une preuve de la médiocrité bourgeoise et de l'artificialisme des grandes villes. A la place de la réduction de l'homme démocratique au souci du confort et à la gestion égoïste de ses intérêts, le nazisme propose de retrouver l'authenticité via la fraternité des armes.

Finkielkraut ne pense pas comme Michel Winock que l'affaire Dreyfus inaugure « le siècle des intellectuels ». Pour lui, cette affaire clôt l'époque inaugurée au XVIIIe siècle que Paul Benichou appelle le sacre de l'écrivain. A l'époque des Lumières, l'homme de Lettres dispose d'un prestige important : sa profession principale consiste à cultiver la raison pour ajouter à celle des autres. Une passation de pouvoir s'opère entre la caste ecclésiale et la corporation pensante. L'affaire Callas et l'affaire Dreyfus occupent la même place et défendent les mêmes valeurs. Au XXe siècle en revanche, les intellectuels cessent de prétendre au gouvernement de l'opinion. La « crise fatale » (p. 222) est déclenchée par la révolution de 1917. A partir de ce moment là, les intellectuels sont dépossédés de leur aura : ils ne doivent plus conduire les masses, mais les servir. Ils sont sommés d'être efficace. Dans un monde en guerre, l'intellectuel ne peut plus juger la raison d'Etat. C'est à lui, en revanche, de comparaître devant le tribunal de l'histoire pour ses privilèges, son aisance et son inutilité. Cette honte est portée par l'intellectuel paradigmatique du XXe siècle : Sartre. Il symbolise ainsi l'expiation des intellectuels, et le XXe siècle n'est pas le siècle de l'apothéose des intellectuels, mais le « siècle du masochisme des intellectuels » (p. 224). Si ce siècle vient de s'achever, l'homme moderne n'est pas encore sorti de « l'âge de la radicalité » (p. 226). Le XXe siècle compromet définitivement l'aura et les principes dont les intellectuels se réclament. Il oblige à distinguer ce que les Lumières ont confondu : l'autonomie et la maîtrise. La liberté de l'individu engendre aussi davantage de difficultés pour maîtriser la vie sociale. La raison ne peut pas tout régir. Finkielkraut cite en exemple Nous autres de Zamiatine qui imagine un monde où tout est prévisible et calculable, où l'Etat a éliminé toutes les passions fauteuses de troubles telles que l'amour. Or le héros de ce roman s'insurge contre la vie mathématiquement parfaite de l'Etat unique. Il est guéri après une opération qui l'ampute de l'imagination. En conséquence, Finkielkraut affirme que l'intellectuel doit prendre conscience que la condition humaine imparfaite ne peut pas tout maîtriser au moyen de la raison, ce que l'intellectuel est tenté d'oublier par déformation professionnelle.

Durant le XXe siècle, le monde est déseuropéanisé. La colonisation est certes le fruit d'une arrogance des européens vis-à-vis du reste du monde, mais elle est aussi un moyen d'aider les peuples lointains à combler leur retard. L'idée est de rassembler l'humanité sous la bannière du progrès afin de hâter la marche de tous vers l'instruction et le bien-être. Jules Ferry, le grand instigateur de l'empire colonial français, justifie la colonisation par des arguments économiques, mais aussi humanitaires. L'Europe n'a pas à dominer les autres peuples, mais elle a un devoir de les mettre à niveau. Cette prétention universaliste de l'Europe prend fin suite aux deux guerres mondiales. Au sentiment d'infériorité des colonies suit une volonté d'émancipation et une fierté identitaire. Les Etats-Unis deviennent avec la Russie les deux grandes puissances mondiales. Au départ, les Etats-Unis envisagent, en accord avec l'idéalisme wilsonien, la mise en place d'un système de sécurité collective plutôt que de faire confiance à l'équilibre des forces qui a montré ses limites après la Première guerre mondiale. Devant la puissance soviétique, ce mode de pensée des relations internationales est remplacé par la politique d'endiguement du communisme. La guerre froide doit aboutir à l'effondrement de l'intérieur de l'Empire soviétique. Cet effondrement donna lieu au livre de Francis Fukuyama intitulé La fin de l'histoire (1992) qui défend l'idée du triomphe de la démocratie et de l'économie de marché au niveau mondial. Le siècle suivant doit alors exaucer les prévisions optimistes des Lumières et refermer la parenthèse malheureuse du XXe siècle. Mais ce qui a triomphé selon Finkielkraut, c'est surtout la revendication identitaire des peuples du tiers-monde. Dans Le choc des civilisations, Samuel Huntington appelle ce phénomène « une modernisation sans occidentalisation » : la revendication identitaire prend le pas sur les valeurs critiques de l'Occident. La Chine esquive la démocratie en alliant confucianisme et compétitivité. L'islamisme radical combine le rejet des Lumières et les techniques de pointe. Le retour du religieux ne menace pas la science moderne et galiléenne qui est le fruit des Temps modernes, mais les valeurs critiques occidentales. Pour toutes ces raisons, Huntington préconise à l'occident d'éviter la guerre des cultures en cessant de se mêler des affaires des autres. L'Occident doit prendre conscience que ses grands principes ne sont pas exportables. Pour Finkielkraut, cette perspective n'est pas plus engageante que l'affirmation de la fin de l'histoire, d'autant que le 11 septembre 2001 a réduit à néant l'isolationnisme américain.

Le XXe siècle, en exacerbant la passion révolutionnaire, a fait du changement le mode privilégié de l'action politique, oubliant ainsi, que toute innovation n'est pas forcément un bien. Le conservateur oppose à l'optimisme démocratique de la révolution, un « amour mélancolique du déjà-là » (p. 246). Il est celui qui trouve trop cher le prix à payer pour le progrès et qui refuse d'accorder à la raison une confiance sans réserve. Il voit les mondes finir là où d'autres regardent s'accomplir la fin de l'histoire. Il perçoit comme une menace l'approche technicienne du monde symbolique. Il est un pessimiste convaincu que seuls certains aspects de la misère humaine peuvent être combattus, mais qu'une part de notre misère est incurable. Les totalitarismes du XXe siècle ratifient l'hostilité du conservateur aux tentatives de transformer la réalité humaine de manière à trouver une solution prometteuse au problème humain. Pourtant le conservatisme est devenu un péché aux yeux de tous. Or son bannissement ne signifie pas que les Lumières ont triomphé et ont détruit les préjugés. Il signifie seulement la victoire du « pourquoi pas » nihiliste. La culture livresque périt, la famille nucléaire implose ? Peu importe, puisqu'un nouveau monde est en marche. L'Internationale unissant libéraux, socialistes et conservateurs ne verra donc jamais le jour. Le XXIe siècle se sert du XXe siècle pour rendre définitivement le passéisme hors la loi : l'Occident liquide son héritage pour mieux répondre au défi techno-spirituel. Le conformisme n'est pas mort, au contraire, il triomphe : « le progrès n'est plus un arrachement à la tradition, il est notre tradition même » (p. 252). Les conformistes, ceux qui défendent le statu quo, défendent en réalité la mobilité perpétuelle. Le progrès ne résulte plus d'une décision, il vit sa vie. Il n'est plus maîtrisé, il est compulsif. La révolution est devenue notre destin et ce qui caractérise l'entrée dans le XXIe siècle, c'est le « conservatisme du mouvement » (p. 253).



IV/ La question des limites


Dans Les travailleurs de la mer, Victor Hugo écrit que « l'homme réplique à la limite par l'enjambée ». Mais cet homme n'est pas l'homme tout court, c'est l'homme moderne. La sagesse des Anciens soutient au contraire la modération : « rien de trop ». Dans Le Prométhée enchaîné, Eschyle écrit que « la démesure en mûrissant produit l'épi de l'égarement et la moisson qu'on en lève n'est faite que de larmes ». A la condamnation de l'hubris par l'homme grec répond le dogme du péché originel chez l'homme chrétien. L'humilité est une vertu de l'homme chrétien qui prend conscience de sa faiblesse et se dépouille de son orgueil afin d'atteindre Dieu. Victor Hugo transfère les traits de Prométhée, symbole de la démesure, à la figure biblique d'Adam. Dans Les travailleurs de la mer, il exalte une action qui porte en elle ses propres possibilités toujours nouvelles. L'homme s'affranchit ainsi de la nature. Il écrit que « l'homme entreprend l'infini » pour faire du monde un séjour vivable, ce qui justifie l'impiété. En ce sens, nous ne sommes plus ni Grecs, ni chrétiens. « Ce que les Anciens appelaient démesure ou péché façonne notre paysage quotidien et nous avançons, nous avançons tout le temps » (p. 265). L'enjambée est devenue une réplique automatique et l'homme moderne est un Prométhée déchaîné.

De toutes les pratiques humaines, celle qui réplique le plus littéralement par l'enjambée est le sport. Pour Pierre de Coubertin, le football représente une école qui forme l'homme et lui donne l'envie d'aller toujours plus loin. A travers des règles codifiées et contraignantes, ce jeu réalise par rapport à son ancêtre violent, le jeu de soule, un processus de civilisation. Le football a pour but de refouler la violence, de se défouler sans s'abandonner aux excès des passions. L'idée de Pierre de Coubertin est de faire de l'homme moderne un homme grec qui sache allier équilibre et juste mesure. Mais dans le monde infini de la modernité, le sport se caractérise par « le culte de la performance » (p. 269). Alors que les Grecs vivent dans l'élément de la nature, les hommes modernes vivent dans l'élément de l'histoire. La borne est devenue une frontière qu'il faut faire reculer à tout prix. La formule de Coubertin « plus vite, plus haut, plus fort » devient selon Finkielkraut : « trop vite, trop haut, trop fort ». Le spectacle de la perfection laisse la place au perfectionnement continu de l'espèce humaine. Avec le dopage médicalisé et bientôt génétique, l'homme s'efface et laisse la place à la machine humaine, au post-humain. Cette transformation de l'homme est inscrite dans le programme humaniste. Avec l'humanisme, la pensée se dégage de l'enfermement dans l'être et dans la nature, pour accroître la liberté. En conséquence, la part du non choisi diminue sans cesse et la part du fabricable augmente. Finkielkraut voit dans ce phénomène d'expulsion de l'humain le résultat de la réalisation de l'humanisme lui-même. Il n'est donc pas possible d'invoquer les valeurs humanistes pour se défendre contre cette pensée possédée par sa propre puissance.

« Là où était le donné, pullulent désormais les artefacts » (p. 275). L'avènement des Temps modernes signe « l'éclipse de la nature ». Le temps n'est plus où la culture de l'âme se modelait sur celle des champs regrette Finkielkraut, à présent la culture s'aligne sur la volonté humaine. Les paysans sont devenus des exploitants agricoles. « Cultiver, c'était prendre soin de la nature ; c'est maintenant instaurer un univers fonctionnel, machinable et malléable » (p. 276). Cette soumission entraîne l'élevage en batterie et la souffrance des bêtes. Mais cette souffrance n'est pas perçue, car dans la modernité seul est réel ce qui est quantifiable. Il n'y a plus de lien avec l'animal, l'Autre a disparu au profit du Même. Les animaux sont devenus des machines utiles. L'homme est donc seul. L'abstraction généralisée évite de se poser la question des effets néfastes de l'agriculture intensive. Elle permet de donner des farines animales à des ruminants et engendre des crises sanitaires comme celle de la vache folle.

A présent, les espérances les plus lointaines de l'homme moderne se sont réalisées. Victor Hugo voyait le ciel comme une limite, elle est désormais franchie puisque la météo fait à présent l'actualité. L'impact climatique des activités humaines pose néanmoins la question de la maîtrise réelle de ce franchissement. Comme le souligne Paul Valéry dans Regards sur le monde actuel, l'homme sait ce qu'il fait, mais « il ne sait jamais ce que fait ce qu'il fait ». L'homme ne sait plus de quoi il est créateur. Pour cette raison Hans Jonas propose dans son livre intitulé Le principe responsabilité une éthique pour le Prométhée définitivement déchainé. Les diverses catastrophes sanitaires ou climatiques rappellent l'homme moderne à l'ordre. Il se fait ainsi peur à lui-même. Ce n'est plus le principe de réalité qui joue, mais les limites artificielles de ses propres enjambées artificialiste. Hans Jonas ne parie pas sur la morale mais sur la peur, sur une « heuristique de la peur », ce que Finkielkraut appelle une « clairvoyance du tremblement » (p. 292). Cette mutation selon Finkielkraut est en bonne voie : le principe de précaution, c'est-à-dire la mise en pratique de la thèse selon laquelle l'absence de certitudes, compte tenu des connaissances actuelles, ne doit pas retarder l'adoption de mesures préventives concernant d'éventuels risques graves ou irréversibles. La technique qui permettait à la raison de maîtriser les choses avait enchanté les hommes, est maintenant désenchantée. La méthode a cédé le pas à l'action avec prudence.

La réhabilitation de la peur provoque nombre d'objections. L'apologie de l'immobilisme n'est pas très enthousiasmante. En outre, si la peur peut parfois permettre d'agir pour sa sauvegarde, elle est aussi l'ennemi de la réflexion et source de superstitions. L'homme moderne est celui qui a eu le courage de sortir de l'état de minorité, il est donc paradoxal de l'inviter à nouveau à la panique et à l'inhibition. Ainsi Michel Onfray dans Fééries anatomiques propose une « heuristique de l'audace » contre l'infantile heuristique de la peur. Mais Hans Jonas ne plaide pas pour une mise au pas de l'investigation intellectuelle. Il s'appuie sur une peur pensante. Sans compter que l'heuristique de l'audace est en réalité, elle aussi, une peur. Un homme qui veut n'avoir peur de rien est en fait effrayé viscéralement par la mort. Fééries anatomiques est un livre qui glorifie tout ce qui fait peur : le clonage, la transgénèse, la fabrication du corps humain, etc. Mais il s'ouvre sur l'horreur du philosophe qui découvre que sa femme a un cancer. Ainsi ce livre est tout entier une opposition à la mort, une invitation à son rejet, à la victoire de l'homme sur elle. Or le rêve d'une santé parfaite, d'une sécurité absolue est une utopie qui correspond à l'aspiration humaniste de maîtriser la machine humaine. Deux peurs s'affrontent ainsi : la première lui enjoint de ralentir le rythme, la seconde de foncer tête baissée. Pour Finkielkraut, le penchant humaniste et moderne pour le bien-être empêche la conversion souhaitée par Jonas de l'homme en « Prométhée chargé d'affaires de la nature » (p. 301). L'heuristique de la peur n'est pas suffisante : il faut aussi « faire la paix avec la mort » (p. 301). Jonas lui-même laisse d'ailleurs entendre que son éthique des limites réclame un assentiment ontologique à la finitude.

Face au tremblement de terre qui ravage Lisbonne en 1755, Voltaire écrit un poème devenu célèbre. Il défend le tragique de l'événement contre sa moralisation et réfute tous les systèmes philosophiques qui cherchent à apaiser le scandale. Rousseau réplique en désignant comme coupable la civilisation qui amène à construire des maisons à plusieurs étages. Aujourd'hui, la contestation voltairienne a rejoint la réplique rousseauiste : le refus d'accepter l'inacceptable se combine à l'imputation de tous les désastres à l'incurie humaine. Cette réunion est due à la disparition de la séparation entre le naturel et l'artificiel. « Le progrès aidant, le scandale des catastrophes a cessé d'être métaphysique (Voltaire), pour devenir progressivement et presque intégralement politique (Rousseau) » (p. 318). C'est le cas par exemple des affaires du sang contaminé. Pour combattre les ratés du projet humaniste, le droit tend à en épouser la logique en supposant qu'il existe une responsabilité identifiable à tout. Comme l'artificiel domine l'accidentel, les hommes doivent désormais répondre aussi de ce qu'ils n'ont pas voulu, c'est pour Finkielkraut « l'âge d'or de l'accusation ». Or il note que « le sens aussi a besoin de limites » (p. 319). La recherche du pourquoi devient une frénésie sans fin. Pour desserrer cet étau du pourquoi, il faut à l'homme la vertu de s'arracher à l'alternative imposée par le principe de raison entre la computation qui affirme la calculabilité de toute chose et l'imputation qui cherche un coupable chaque fois que le calcul est pris en défaut.


Conclusion


Ces quatre leçons sont une variation autour d'une seule idée : le projet de rationalisation du réel menace le monde humain. A travers une généalogie audacieuse (et parfois criticable) de la modernité, Alain Finkielkraut cherche à redorer le blason du conservatisme et invite à se méfier de la toute puissance de la raison calculante. Le seul moyen d'échapper à son emprise totale est d'accepter la finitude essentielle de l'homme et d'admettre que la peur soit l'ultime recours à la sauvegarde de l'humanité. Il reste que, pour condamnable que soit la mauvaise utilisation de la science, la culpabilisation de la raison calculante procède du même reproche adressé par le philosophe à la modernité : il faut un coupable du mal et des abominations commises au cours du XXe siècle. En outre, loin de réduire les tensions entre la science et les lettres, cette relecture l'exacerbe en traçant une séparation entre l'imprudence des scientifiques et l'immense culture des littéraires. Enfin, on voit mal comment pleurer sur la tristesse du monde ou sur la compréhension de notre finitude pourrait bien avoir une efficacité concernant la lutte contre le réchauffement climatique ou bien contre la réduction des risques sanitaires ou sociaux. Très abstrait donc, ce cours a néanmoins le mérite d'aborder la plupart des problématiques contemporaines et offre un riche panorama des idées actuelles.

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