dimanche 25 octobre 2009

Qu’est-ce que les Lumières ? d'Emmanuel Kant

En 1784, Kant publie dans le Mensuel berlinois une réponse à la question : Was ist Aufklärung, c'est-à-dire Qu'est-ce que les Lumières ? Pour Kant, la période des Lumières se caractérise par le fait que l'homme commence à oser penser par lui-même et à sortir de son état de minorité. Cette liberté contrairement à ce que l'on pourrait penser à la vue des événements historiques (Révolution française), ne va pas forcément de pair avec une possibilité de faire ce que bon nous semble. La liberté n'est pas d'emblée acquise : elle demande un long exercice, un apprentissage. Tout comme il faut que l'enfant apprenne à marcher, il faut que l'adulte apprenne à penser librement. Cet apprentissage consiste en la prise de conscience que toute liberté comporte une contrepartie. L'enjeu de ce texte est double : d'une part, convaincre le gouvernement politique que la liberté de pensée n'est va pas de pair avec une instabilité politique ; d'autre part, convaincre le peuple que la liberté de pensée, le droit de penser librement comporte nécessairement des obligations. Cela revient à se demander : comment rendre possible l'accroissement de la liberté et le progrès humain avec la stabilité politique d'un Etat ? L'accroissement de cette liberté nécessite tout d'abord un comportement particulier de l'homme qui doit oser savoir par lui-même. Elle doit s'adosser également à une distinction entre un usage privé et un usage public de la raison qui fait de l'obéissance la contrepartie de la critique libre. Ce double processus, individuel et gouvernemental permet in fine d'enrichir qualitativement la vie politique d'un pays : le tyran et son peuple s'effacent au profit d'un gouvernement éclairé par un public.


1. Sortir de la minorité en osant savoir


La minorité est l'incapacité de se servir de son propre entendement. Pour sortir de cet état de minorité, tout homme doit d'abord comprendre que c'est lui même qui est le responsable de son état, du moins lorsque ce ne sont pas ses capacités intellectuelles qui sont en cause, mais sa paresse ou sa lâcheté. C'est pourquoi la devise des Lumières est d'abord faite pour que chaque homme l'utilise comme un moyen de se donner du courage : « Sapere Aude ! [Ose savoir !] Aie le courage de te servir de ton propre entendement ! » (§ 1).

Même les hommes d'âge mûr peuvent rester intellectuellement mineur, du moment qu'ils demeurent assez lâches ou paresseux pour laisser à d'autres le soin de les diriger. Cet état de minorité donne moins de peine, alors que penser par soi-même nécessite de faire des efforts. Penser c'est comme « apprendre à marcher » (§ 2), c'est une capacité que l'homme a naturellement mais qui demande un certain temps avant de pouvoir transformer les premiers échecs en réussite.

Il reste que sortir de la minorité est devenue une chose difficile, car chaque homme a tellement pris l'habitude de s'y sentir confortablement installé, qu'elle est devenue une seconde nature. La minorité est une satisfaction des sens, elle est le plein pouvoir voter à la sensibilité, aussi se servir de son entendement est décrit par Kant comme un véritable arrachement. Il faut également se méfier des formules et des préceptes adoptés de longue date par les hommes enclins à la minorité : ils ne sont que des discours destinés à perpétuer cet état où l'homme craint de penser par lui-même. Ces formules sont d'ailleurs d'autant plus dangereuses que ce sont elles qui permettent un certain équilibre de l'existence humaine. Si les rejeter entièrement peut aussi permettre une liberté de mouvement inédite, « il n'y a que peu d'hommes qui soient parvenus à s'arracher de la minorité en exerçant eux-mêmes leur esprit et à marcher malgré tout d'un pas sûr » (§ 3).



2. Accroissement de la liberté de pensée et usages de la raison


Malgré tout, Kant reste optimiste. Selon lui, il est possible « qu'un public s'éclaire lui-même » et il précise : « c'est même inévitable pourvu qu'on lui en laisse la liberté » (§ 4). Il faut noter que Kant parle de public et non de peuple. Le peuple est la masse qui est dirigée par ses tuteurs. Un public est tout autre chose. Il faut lier cette notion à la notion de « publicisation ». Le peuple devient un public lorsqu'il peut accéder à l'information et aux idées qui circulent dans son pays. Cependant « un public ne peut parvenir que lentement aux Lumières » (§ 4). Cette phrase est à mettre en résonance avec la distance que Kant prend avec l'idée de révolution. Si la révolution peut mettre à bas le despotisme, elle demeure incapable d'initier « une vraie réforme du mode de penser » (§ 4). La révolution, en amenant le gouvernement du peuple, inverse les valeurs prônées par les anciens tuteurs, sans prolonger celles qui ont été développées précédemment. C'est ainsi que la dictature du prolétariat remplace une dictature de la bourgeoisie sans que la liberté croisse. On assiste ainsi non pas à une transformation du mode de penser, mais à une simple inversion des rapports de pouvoir. Pour cette raison, le choix de Kant se porte nettement sur la réforme politique, c'est-à-dire à un accroissement de la liberté : « pour propager les Lumières, il n'est rien requis d'autre que la liberté » (§ 5).

L'accroissement de la liberté par l'usage de sa raison ne serait cependant se faire indépendamment de certaines limites. Kant fait une distinction capitale entre deux usages possibles de la raison : un usage public et un usage privé. L'usage privé est l'usage qu'un homme fait de sa raison en tant que professionnel, fonctionnaire ou citoyen : il est astreint à un devoir de réserve car ses positions ne l'engage pas seulement lui, mais le corps tout entier auquel il appartient. Afin que ce corps fonctionne, il doit faire preuve d'une certaine passivité, voire d'une unanimité artificielle. La raison ne doit être mobilisée non pas pour penser et critiquer, mais pour obéir. En revanche, l'usage public de la raison est bien plus important aux yeux de Kant, puisqu'il faut qu'il « soit toujours libre » et que « lui seul peut répandre les Lumières parmi les hommes » (§ 5). Cet usage est celui qu'un homme fait en tant que membre de la société cosmopolitique, c'est-à-dire en tant qu'il est un citoyen du monde, donc en tant qu'homme faisant partie de l'humanité. C'est le savant qui s'adresse à son public, l'homme qui réfléchit et qui parle de manière critique à un public éclairé. Pour expliciter cette distinction entre usage privé et usage public de la raison, Kant prend l'exemple d'un officier : en tant que membre d'un corps, il serait mauvais que ce dernier se mette à réfléchir sur le bien fondé des ordres qu'on lui donne pendant une attaque de l'ennemi. Mais en tant que savant, il peut très bien réfléchir sur les fautes commises par ses supérieurs hiérarchiques lors des opérations militaires et les soumettre au jugement de son public. Si l'on n'est pas capable d'assumer sa fonction, ajoute Kant, il faut alors démissionner.

Kant confère une importance toute particulière à l'usage public de la raison. Il affirme qu'empêcher les individus de faire un usage public de leur raison résulte à « éloigner pour toujours le genre humain de tout progrès des Lumières, est absolument nul et non avenu » (§ 6). Il voit même dans cette interdiction un « crime contre la nature humaine » (§ 6), car une génération entière interdirait à la génération suivante de faire progresser ses connaissances. Un Etat ne doit donc pas se donner une telle loi. C'est pourquoi Kant en appelle à un prince éclairé dont gouvernement s'abstient de contrôler les écrits dans lesquels les hommes essaient de clarifier leur pensée. Kant étend aussi ce raisonnement au niveau individuel : si « dans ce qu'il lui incombe de savoir, un homme peut bien, pour lui-même, et encore seulement pour quelque temps, ajourner l'accession aux Lumières », « y renoncer pour lui-même, ou pire, pour la postérité, cela s'appelle violer les droits sacrés de l'humanité et les fouler au pied » (§ 6). Autrement dit, le savoir et le progrès qui en découle, font partis des droits sacrés de l'humanité.


3. L'anoblissement du gouvernement politique


Selon Kant, le XVIIIe siècle n'est pas le siècle des Lumières, mais une époque « d'accession aux Lumières » (§ 7). Il en appelle ainsi au pouvoir politique pour qu'il laisse les hommes travailler à diminuer les obstacles qui les empêchent d'accéder à l'état de majorité. Kant rend hommage à Frédéric II le Grand qui a permis, par une politique relativement libérale, la diffusion de travaux novateurs au XVIIIe siècle. Il est une bonne incarnation de ce qu'il appelle un prince éclairé.

Un prince éclairé est un prince tolérant qui permet aux idées de circuler et de trouver son public. La tolérance de ce prince doit même s'étendre à sujet encore sensible à l'époque, à la matière religieuse. Kant invite le gouvernement politique à ne plus craindre la critique de la religion avançant que l'expression publique et libre de jugements divergeant avec la doctrine officielle de l'Eglise ne lui porte aucun préjudice. L'usage public de la raison permet au contraire de diminuer la violence des hommes : dans un régime de liberté, « les hommes travaillent eux-mêmes à s'arracher peu à peu à leur grossièreté » (§ 8). En outre, dans un tel régime, et au moyen de la distinction faite par Kant entre l'usage privée et l'usage publique de la raison, comme chacun peut raisonner autant qu'il veut, du moment qu'il obéit, le corps politique se trouve intact.

L'enjeu clef de ce texte est de convaincre le gouvernement politique de ne pas intervenir pour réglementer les questions religieuses. Cette intervention est jugée mauvaise pour deux raisons : d'une part, elle maintient l'homme dans son état de minorité ; d'autre part, l'absence de critique de la religion est nuisible à la moralité des hommes. La liberté de penser en matière de religion est primordiale, elle est une première étape, mais un chef d'Etat éclairé ne doit pas s'arrêter là. Il doit étendre cette liberté à la législation elle-même. Certes cette extension n'est pas sans dangers, mais elle reste la condition de la recherche de meilleures lois. Elle ne doit pas faire peur au souverain, car s'il distingue les deux usages de la raison, la critique publique a comme contrepartie l'obéissance. Kant note un paradoxe entre d'un côté un accroissement de la liberté de pensée et de l'autre l'établissement de limites infranchissables liées à la distinction stricte entre usage public et usage privé de la raison. Mais ce paradoxe trouve son dépassement dans un gain qualitatif incomparable : une fois que l'humanité, sortie de la minorité, prend goût pour la pensée libre, ce qui était un peuple se transforme en un public. Le gouvernement politique gagne en dignité : il ne s'établit plus sur des machines, mais sur des hommes aptes à agir librement et à réagir sur les principes du gouvernement.


Conclusion


Kant distingue l'usage public de la raison (utilisation de la raison en tant qu'homme) et son usage privé (utilisation de la raison en tant que membre d'un corps). Cette distinction est fondamentale, car elle aménage à la pensée un espace de liberté dans lequel le pouvoir n'a pas à intervenir. Mais cette liberté a sa contrepartie : l'obéissance au gouvernement politique. Ainsi cette distinction permet d'une part, d'accroître les libertés individuelles et le progrès social tout en assurant la tranquillité de l'ordre politique. Dans ce processus, le prince éclairé joue un rôle primordial en tant que réformateur du peuple sous tutelle en vue de sa constitution en un public qui ose savoir.

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