samedi 19 décembre 2009

Trois Discours sur la condition des Grands de Blaise Pascal

Trois Discours sur la condition des grands : Suivis de Pensées sur la politique (1670) ont pour ambition de remédier aux trois défauts auxquels le pouvoir porte : la méconnaissance de soi-même, l'irrespect de ce qui est dû et le mépris de la concupiscence. Leur attribution à Pascal reste soumise à caution. Pascal ne les aurait jamais écrits, même s'il ambitionnait un Traité pour l'éducation du Prince qui ne vit jamais le jour et que le sujet, assurait-il à ses proches, l'intéressait. On retrouve néanmoins dans ces Discours une thèse chère à Pascal qui est celle de la dimension symbolique et secrète du pouvoir. La parabole du naufragé, qui ouvre le premier discours, esquisse une image du pouvoir : sans autre légitimité que celle de sa représentation, le roi doit entretenir l'ambigüité à l'égard des autres hommes sur l'origine de son pouvoir tout en se gardant de s'abuser lui-même. Le secret du roi, c'est qu'il n'est justement pas le roi : tout lui vient du hasard.


I/ La méconnaissance de soi-même


La condition des Grands peut être comparée à un naufragé qui échoue sur une île déserte et qui est pris comme roi par ses habitants. A l'égard du peuple, ce naufragé est roi, mais à l'égard de lui-même, il sait qu'il tient sa fonction du hasard. De même, la position de noble ne dépend que du hasard, d'un mariage, d'une rencontre ou d'une naissance. Elle est garantie par la seule volonté des législateurs, mais elle ne résulte d'aucun droit naturel. Le droit positif aurait très bien pu décider que les choses possédées par les ancêtres reviennent à la République après leur mort. Le titre de Grand n'est pas un titre de nature, mais le résultat d'un établissement humain. Il n'est pas fondé sur une quelconque qualité ou sur un quelconque mérite. Leur condition ne se rattache à aucun lien naturel.

Le Grand doit avoir « une double pensée » : une pensée publique qui le fait agir à l'égard des autres hommes selon son rang, et une pensée « plus cachée mais plus véritable » qui lui fait garder à l'esprit que rien ne le place naturellement au-dessus d'eux. Il est nécessaire que le peuple qui admire, ne connaisse pas le secret de cette double pensée. Il doit croire que la noblesse est une grandeur réelle. Mais il ne faut pas abuser de cette élévation avec insolence. Se méconnaître consiste justement à croire que son être est plus élevé que celui des autres. L'oubli de l'état nature est une méconnaissance qui est une sottise et une folie.

Pour combattre l'oubli de soi-même, il faut se regarder intérieurement comme égaux à tous les hommes et se persuader que les mérites que Dieu nous a donné ne justifient pas que l'on traite les autres avec insolence. « Tous les emportements, toute la violence, et toute la vanité des Grands vient de ce qu'ils ne connaissent point ce qu'ils sont ». Seul un oubli de soi-même peut faire croire que l'on possède une excellence réelle au-dessus des autres. Il s'agit donc de se préserver d'une illusion.


II/ L'irrespect de ce qui est dû


Il existe deux sortes de Grandeurs : la Grandeur d'établissement et la Grandeur naturelle. La Grandeur d'établissement est celle qui dépend de la volonté des hommes. Afin d'assurer l'ordre, les hommes choisissent arbitrairement que tel état doit être honoré et point d'autre : c'est le cas de la noblesse dans certains pays, des roturiers dans d'autres. Dans ce cas, c'est l'établissement qui rend la Grandeur juste et non pas la nature. La Grandeur naturelle est indépendante de la fantaisie des hommes. Elle renvoie aux qualités réelles et effectives de l'âme ou du corps telles que les sciences, l'esprit, la vertu, la santé ou la force.

Chacune de ses Grandeurs inspire un respect qui lui est propre : le respect d'établissement et le respect naturel. Le respect d'établissement renvoie aux cérémonies extérieures qui peuvent être parfois accompagnées d'une reconnaissance intérieure de la justice de cet ordre. Ce sont les conventions de bienséance à l'égard des rois et des princes. Il est sot de refuser ces devoirs, car cet honneur ne s'attache à aucune qualité réelle. Le respect naturel consiste dans l'estime. Il n'est dû qu'aux Grandeurs naturelles. En conséquence, s'il est d'usage que l'on salue un Duc d'une certaine manière, il n'est absolument pas nécessaire qu'il reçoive une estime particulière. Les devoirs extérieurs que l'ordre des hommes attache à la naissance n'est donc pas incompatible avec un mépris intérieur pour la bassesse d'esprit d'un individu.

Seul le respect d'établissement est dû à la Grandeur d'établissement : un Grand ne doit donc pas exiger plus que ce qu'il ne lui ait dû, car cela apparait comme une injustice visible. L'injustice consiste à attacher les respects naturels à la Grandeur d'établissement. Si un grand Géomètre veut passer devant un Duc, comme il est d'usage que le Duc passe en premier et que la Grandeur en science est naturelle, le Géomètre est dans l'erreur : c'est au Duc de passer devant. En revanche, le grand Géomètre, s'il fait preuve de ses qualités, est en droit d'obtenir du Duc son estime, étant donné que lui refuser serait contrevenir à la justice.


III/ Le mépris de la concupiscence


Ce que les Grands ignorent le plus, c'est leur condition véritable. Etre grand Seigneur, « c'est être maître de plusieurs objet de la concupiscence des hommes, et ainsi pouvoir satisfaire aux besoins et aux désirs de plusieurs ». L'attirance des hommes pour un Seigneur vient des besoins et des désirs qu'ils ont. Le pouvoir vient de ce que les hommes espèrent obtenir une partie des biens dont un autre dispose.

De même que Dieu est le Roi de la charité car il est environné d'hommes qui lui demandent des biens de la charité, de même, un Grand est le Roi de concupiscence car il est environné de personnes qui lui demandent des biens de la concupiscence. La concupiscence désigne la possession des choses que la cupidité des hommes désire. C'est la concupiscence qui attache les hommes au Grand. Or un Grand ne doit pas prétendre régner par autre chose que ce qui le fait Roi. Ce n'est pas la force et la puissance naturelle qui lui assujettissent les hommes, mais la concupiscence. Par conséquent, il ne peut pas prétendre les dominer par la force ou les traiter avec dureté. Le vrai Roi de la concupiscence doit contenter les justes désirs des hommes, soulager les nécessités, mettre son plaisir à être bienfaisant et les avancer autant qu'il peut.

Mais un Grand ne doit pas demeurer à sa tâche de Roi de la concupiscence, il doit aussi aspirer au royaume de la charité. Les quelques conseils donnés si avant, suffisent pour être un honnête homme, mais pas pour éviter de se perdre ou de se damner. C'est pourquoi le mépris de la concupiscence et l'aspiration au règne de la charité doivent accompagner le règne de la concupiscence.


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